De gauche à droite
Juan Jose Palacios " Télé " : Batterie, percussions diverses, chant
Jesus de la Rosa : Chant principal, claviers, guitares
Eduardo Rodriguez Rodway : Guitare flamenca, chant
Illustration du deuxième album
Hijos del Agobio 1977
Maximo Moreno l'illustrateur photographe expliqua que ce dessin faisait partie d'un triptyque autour du thème de l'apocalypse.
Il a souhaité pour les amis de TRIANA montrer une vision des enfers avec toute la poubelle qui se déverse.
Le diable symbolisé par le personnage qui hurle dit " j'en ai marre de récolter encore toutes les ordures du monde ! "
Je vous propose une petite entrée en matière sur le groupe sévillan
TRIANA pour faire écho au dessin Inktober réalisé aujourd’hui et puisque à ma grande joie certains d’entre vous ont été sensibles à ce que l’on appelle "Rock progressif andalou" je vais rentrer un peu plus dans le détail.
1975 Espagne, le général Franco vient de mourir et s’ouvre alors une toute nouvelle page colorée pour ce pays qui vivait "en noir et blanc" et complètement verrouillé.
Beaucoup de jeunes musiciens talentueux s’exprimaient jusqu’alors dans les bals, fêtes de villages, principalement en reprenant les standards rock nord-américains, los "Yankis" comme les surnomment les espagnols.
Puis fin des années 60 début 70 ces mêmes jeunes ne peuvent pas esquiver l’armée et c’est d’ailleurs dans ce contexte que beaucoup de futurs formations musicales vont germer.
TRIANA qui tient son nom d’un quartier de Séville, capitale andalouse, est un coin très spécial rempli d’histoire, d’artisanat et de culture gitane. C’est presque une ville dans la ville, il y a Séville et Triana, séparés par le fleuve Guadalquivir qui embrasse les deux rives comme deux amantes.
Les sévillans en général sont amoureux de leur ville avec une passion démusurée qui dépasse l’entendement, plus encore lorsqu’il s’agit d’un religieux ou d’un chanteur flamenco. Chaque vers, chaque complainte est quasiment psalmodiée avec pour conséquence une sorte d’état de transe.
L’Artiste à ce moment là n’est plus tout à fait là, il est habité par un phénomène irrationnel surnommé "Duende" qui encore une fois est un état assimilable à une véritable transe de nature spirituelle.
Les musiciens de TRIANA se connaissaient déjà, ils faisaient partie de différents groupes ou il était plutôt préconisé de chanter en anglais. Les bases militaires américaines implantées un peu partout dans la péninsule avaient influencées une jeune avant-garde qui se cherchait encore. Cette interpénétration fut utile et révélatrice sur bien des aspects.
Jesus de la Rosa et Eduardo Rodriguez Rodway se trouvent pour mettre en place le projet et complètent la formation avec Juan Jose Palacios "Tele" à la batterie. Pas un batteur extraordinaire (quoique) en tout cas un spécialiste du rythme flamenco (el compas) avec cet instrument.
Le premier disque intitulé "El Patio" est un bide commercial absolu. Après quelques semaines et mois, 18 pauvres copies sont vendues. La formation ne renonce pas et enchaîne les concerts et tournées un peu partout sur le territoire. Le groupe signe avec un producteur/réalisateur de films qui se spécialise dans les musiques d’avantgarde et devient une figure importante en tant que découvreur de talents. Une véritable pouponnière avec de nombreux artistes et solistes de grande qualité, le label
GONG MOVIEPLAY qui deviendra malgré lui le label phare du rock progressif andalou et assimilé.
Pourtant le premier disque est joué partout et intrigue. Le bouche à oreille fait son travail et pallie à l’inexistence de communication.
"EL Patio" était déjà un miracle, un miracle que les musiciens eux-mêmes n’expliquaient pas : " Lorsque nous avons enregistré les premières chansons, nous nous sommes surpris nous-mêmes de ce que nous faisions, il y avait quelque chose de très naturel et évident qui jaillissait…"
Le tout premier thème enregistré par Triana " Recuerdos de una noche " (Bulerias 5*8) - Souvenirs d'une nuit , premier thème que j'ai découvert adolescent. Ce thème m'a bouleversé à tout jamais ...
Thème d’ouverture du premier album au titre symbolique " Ouvre la porte ", un peu le "Bohemian Rapsody" de Triana.
Le même thème à la télé en live, sans basse ni guitare électrique, archive exceptionnelle.
Un extrait du même thème qui accompagne le film MANUELA de Gonzalo Garcia Pelayo, producteur de Triana à cette époque.
El patio est un répertoire de chansons pratiquement toutes composées par le pilier Jesus de la Rosa, voix principale, claviers et guitare occasionnelle. Les textes sont simples et oniriques, voire métaphysiques. Alors qu’antérieurement quelques essais de fusion entre la musique moderne et le flamenco n’avaient pas été spécialement concluants, El patio tape dans le mile avec une aisance remarquable. Il ne s’agissait plus de juxtaposition mais bien d’une véritable fusion. Les instruments modernes s’accommodant si bien des rythmes flamencos et orientaux d’une manière générale.
Pourtant le groupe ne revendique rien ou presque : " Nous ne faisons que de la musique populaire sévillane de rue ". " C’est ce que nous sentons, vivons et nous devions nous libérer des influences anglo-saxonnes d’une façon ou d’une autre ".
Jesus de la Rosa qui était fan de
Steve Winwood,
Mile Davis mais aussi bien sur du grand
Camaron de la Isla pour le flamenco jondo (profond), chantait très mal en anglais d’une part et d’autre part assuma pleinement l’accent andalou dans son chant (accent qui diffère sensiblement de l’espagnol classique ce qui fait naître toutes sortes de préjugés aux yeux des puristes de la langue).
" Si tu as honte de chanter avec ton accent tu te renies toi-même " déclara Jesus de la Rosa dans une entrevue.
TRIANA publie en 1977 son deuxième travail
Hijos del Agobio (Les fils de l’angoisse).
Ce travail plus baroque, un peu moins flamenquisé laisse un peu de côté l’onirisme " naïf " et ajoute une pointe de revendication.
Les
enfants de l’angoisse c’est nous, nos familles, la génération qui a tant souffert de la dictature.
Avec Hijos del Agobio, TRIANA dans un effort artistique sublime redresse le cap au point le plus bas pour tout tirer vers le haut. C’est une délivrance pas seulement humaine, elle devient aussi verticale. L’album est emprunt d’une forme de " spleen " constant mais simultanément il y a une porte de sortie à chaque note et à chaque plainte de Jesus de la Rosa et de ses coups de claviers surhumains, évanescents. D’avantage d’expression est laissée à chaque membre du trio : Jesus de la Rosa est toujours le pilier, l’âme du groupe mais le batteur a son solo dédié et Eduardo à la guitare et au chant mène un thème de clôture sublime intitulé " Du lent crépuscule naitra la rosée " avec de courtes paroles mais d’une justesse incroyable : " Peu importe si je perds demain, pourvu que je gagne la LIBERTE pour mes enfants ".
Ce thème est un bijou du Rock Andalou, solos de guitares électriques arabisants, claviers de Jesus hallucinés. 6 minutes jubilatoires que je dédie à notre ami Tonton Yace.
Du lent crépuscule naitra la rosée, au chant Eduardo Rodriguez Rodway.
2 ans plus tard est publié
SOMBRA Y LUZ, (Ombre et lumière). Album plus court et plus expérimental. Il pourrait synthétiser les deux premières tendances avec un retour fort à l’onirisme désincarné qui caractérise le groupe. Le thème titre de l’album est un autre bijou en partie improvisé en studio qui est accompagné notamment par les plaintes d’un ami du groupe acteur de cinéma.
Le " Quejio " la plainte flamenca dans toute sa splendeur après une introduction de Jesus de la Rosa pleine d’espoirs et d’illusions. Le rythme lancinant à la guitare basse de Manolo Rosa, ami d’enfance et membre permanent dans le groupe ALAMEDA semble sortir d’un autre monde, d’une autre temporalité. Manolo Rosa signa la ligne de basse sur les trois premiers disques de Triana.
Sublime thème "Ombre et Lumière ", profond, expérimental, spirituel, cataclysmique, hermétique.
Peu de temps après c’est la consécration à Madrid avec un concert qui rassemble des milliers de personnes. Triple disque de platine, TRIANA est le groupe de "rock" le plus populaire de toute l’Espagne et insuffle un air de créativité sans précédent. De nombreuses formations naissent et cristallisent en s’inspirant de la démarche du groupe :
Medina Azahara, Mezquita, CAI, Guadalquivir, Vega, Iman Califato Independiente, Alameda et tant d’autres.
Un journaliste demandait à Jesus de la Rosa ce qu’il pensait de tous ces groupes qui jouaient dans le style de Triana : " Il est difficile jusqu’à présent de sonner comme Triana et je suis très heureux qu’à un moment déterminé il y ait une émulation autour de notre culture ".
En réalité les innombrables musiciens et compositeurs à l’intérieur de ce genre se connaissaient tous plus ou moins. Comme une grande famille et TRIANA faisait appel à d’autres musiciens appartenant à d’autres groupes pour participer à l’élaboration des albums y compris pendant les nombreuses tournées.
1980 deuxième époque pour TRIANA, le 4eme disque " Une Rencontre ",
Un encuentro qu’arbore un chat noir (au dos du disque il se lèche le museau) est celui du changement et de l’autonomie.
Plus intimiste moins flamenco (seul subsiste pratiquement une légère influence) on y trouve tout de même quelques perles mais l’ensemble est moins fort qu’auparavant. Jesus de la Rosa domine toujours dans la composition et Eduardo Rodriguez signe cette fois deux chansons. C’est lui d’ailleurs qui va davantage œuvrer dans le style flamenco jusqu’à la fin (sa voix un peu cassée est caractéristique de cette forme musicale).
Au travers de l’air , thème du 4e album chanté par Eduardo Rodriguez. Superbe chanson.
Le 5eme album intitulé "
Un mal sueño " (un mauvais rêve) est encore moins inspiré que le précédent. Le dessin de la couverture donne le ton. Plus léger, plus de paillettes. La vérité est que le groupe se laisse gagner un poil par la
movida madrilène et la dimension disco.
La encore si les balades amoureuses et nostalgiques de Jesus se laissent écouter, c’est Eduardo qui signe et chante un excellent thème plus consistant dirions nous.
Et que vais-je faire avec ton sourire ? (Extrait). Chant Eduardo Rodriguez et un playback complètement aux fraises. On peut écouter l’excellent soli à la guitare électrique du guitariste de la formation
Guadalquivir qui accompagna Triana les dernières années.
1983,
le jour est arrivé … Llego el Dia ... C’est aussi le titre du 6ème album qui aura malheureusement quelque chose de prémonitoire.
Le groupe d’une certaine façon revient un peu aux sources, du moins dans la démarche musicale progressive et signera d’ailleurs le titre studio éponyme le plus long de sa carrière.
" Le jour est arrivé " composé par Jesus de la Rosa est une longue balade très mélancolique avec au milieu des chœurs d’enfants. Superbe chanson poignante ou le chanteur semble dire d’une manière ou une autre "aurevoir ".
A l’automne 1983 de violentes intempéries ravagent des villages au pays Basque et de nombreux artistes (dont Mecano) répondent à l’appel pour un grand concert de charité à
San Sébastien. Triana répondra présent également.
Juste après le concert Jesus de la Rosa repart en voiture pour Madrid impatient de retrouver sa petite fille âgée seulement de quelques semaines.
Eduardo lui aussi repart juste après lui et refuse de monter avec Jesus dans son véhicule :
"Jesus mon fidèle ami de l’âme je l’adorais mais au volant c’était une désastre…"
Ils se retrouvent dans un café sur la route et Jesus dira à son ami " Tu n’oublies pas ce qu’on avait convenu, si l’un d’entre nous disparait TRIANA disparait aussi… ".
Quelques minutes plus tard un peu plus loin près de la ville de
Burgos Jesus percutera une camionnette de plein fouet, les claviers à l’arrière du véhicule qui s’abattront sur le conducteur aggraveront les blessures internes provoquées par le choc, pourtant il signera lui-même la décharge pour se faire opérer mais il perdra la vie sur le bloc opératoire dans la nuit du 13 au 14 octobre 1983.
Le groupe TRIANA m’a marqué à tout jamais pour sa musique, surtout les 3 premiers disques qui semblent être des histoires d’autres mondes. Ce groupe a été un détonateur inouïe en mariant de la plus belle façon la culture espagnole qui elle-même est un composé de cultures lointaines avec l’instrumentation moderne " électrique ".
Mais au-delà de la texture musicale, un message universel, quelques morceaux capables de transcender l’être humain, des mélodies profondes surtout grâce à la profondeur insondable du flamenco.
Et puis sans doute le côté humain, dans le cas de Jesus un être placide et d’une gentillesse toute andalouse avec ce " sel " humoristique si particulier.
C’est pour cette raison aussi que je l’ai souvent dessiné chaque 13 octobre … mais cette fois-ci j’ai voulu rendre hommage à Eduardo qui est le seul du groupe encore en vie.
La mort de Jesus de la Rosa contribua indirectement à l’essoufflement puis à la " disparition " matérielle si j'ose dire du rock andalou. Comme si inconsciemment tout se terminait avec lui. Dans les faits ce fut davantage un désintérêt brutal des maisons de disques, des macros concerts mal organisés à dessein pour démotiver les artistes et leurs faire comprendre qu'ils n'étaient plus " bancables " ...
Aujourd’hui de nombreux jeunes artistes reprennent cet héritage et perpétuent la flamme symbolisée par la bougie du logo de Triana.
En dehors de l’Espagne Triana brilla en Amerique Latine, un peu au Japon et commençait à se faire connaitre aux Etats Unis ou un classement local plaça le premier disque (El Patio) parmi les " 100 meilleurs disques du monde ".
En espérant que TRIANA vous plaise, d’une façon ou d’une autre. Il le mérite tant.
Les compagnons de l’effort comme je les appelle m’accompagnent souvent et m’aident chaque jour.
VIVA TRIANA ! VIVA !
Souvenirs de TRIANA – tiré du deuxième album, solo batterie de Juan José Palacios "Tele"
Et … Retour à l’Ombre et la Lumière …